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Alan Turing et la pomme empoisonnée Les illustres

Alan Turing #2 La curiosité dans le sang

L’illustre Alan Turing a pendant très longtemps après sa mort été placé dans la case des savants oubliés. Aux archives, pourquoi ? Je ne préfère pas entrer dans cette polémique … Quoique … Je vais tout de même en dire deux mots. Au delà de ses contributions classifiées « secret défense » qui ne permettait pas de s’étaler, il est certain que par le passé il fut souvent difficile d’admettre la compatibilité entre « droit à l’existence », ne serait-ce qu’historique, et « homosexualité ».

Cependant, 70 ans après sa mort, la glace fut brisée. Le cinéma redonna son rang à ce personnage grandiose.

  • 2011 : The Turing Enigma, film britannique réalisé par Pete Wild ;
  • 2014 : The Imitation Game, film américano-britannique réalisé par Morten Tyldum ;
  • 2016 : L’enigma di Turing, film italien réalisé par Orfeo Orlando
Alan Turing : Statut en bronze

Au bout du compte, on n’en parle pas, puis on en parle… Donc :

  1. Tout d’abord, qu’a-t-il vraiment fait pour être au cœur de nos esprits ?
  2. Ensuite, pourquoi l’a-t-il fait ?
  3. Puis, comment l’a-t-il fait ?
  4. Et enfin qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Voilà les quelques questions auxquelles j’aimerais répondre dans cet article. Mais comme je n’en aurai certainement pas la place ici, la dernière question fera l’objet d’un troisième article dans ce triptyque intitulé « Turing et la pomme empoisonnée« .


Les 12 travaux d’Alan Turing

Alan Turing a pondu énormément de choses intéressantes dans de nombreux sujets : mathématiques, cryptologie, ingénierie, informatique, morphogenèse … Pourtant, un sujet reste au centre de sa pensée : l’automatisation de algorithmique.

Alors, avant d’analyser les forces qui ont poussées Turing à faire tant de travaux si abstraits, je me dois de vous faire, a minima, ce résumé grossier d’un travail réparti au cours de 42 ans de vie :

  1. Alan Turing a inventé sa machine éponyme qui automatise des algorithmes et peut ainsi réaliser des calculs simples – une révolution conceptuelle dans la Mathématique à l’époque ;
  2. Sur cette lancée, il a élevé le niveau d’abstraction de sa machine pour conceptualiser la machine de Turing universelle qui est capable d’interpréter plusieurs programmes ;
  3. Grâce au problème de l’arrêt inhérent à la machine de Turing universelle, Alan Turing a répondu en arithmétique au problème de décidabilité d’Hilbert posé entre 1900 et 1928 dont le but est de répondre à la question : peut-on décider si un théorème est démontrable ou non ?
  4. En 1936, le chercheur concatène ses travaux et publie l’article :  » On computable numbers, with an application to the entscheidungsproblem » (trad. « À propos des nombres calculables, avec une application sur le problème de la décision ») qui sera vu comme la première brique de la naissance de l’Informatique telle qu’on la connait aujourd’hui ;
  5. Surtout, durant la Seconde guerre mondiale, qu’il contribue largement à raccourcir, il met au point le système nommé « Bombe » basé sur une approche mathématique afin de casser le code « Enigma », célèbre machine de chiffrement réputée incassable qui servait à crypter les communications allemandes durant la guerre ;
  6. De plus, il publie un rapport fin 1945 qui aboutit à l’ACE « Automatic Computing Engine » qui complète sa publication de 1936 ;
  7. Enfin, la cerise sur le gâteau, en 1951 il conçoit les premières musique sur ordinateur.

Alan Turing : Pour aller plus loin

Suite à cela, on se pose naturellement une des deux questions suivantes :

  • Est-ce que c’est si grave si je n’ai rien compris ?
  • Comment quelqun de normal peut-il en arriver à travailler sur ces sujets ?

Bon, pour ceux qui se posent la première question, pas d’inquiétude. Je vous invite à lire ou à relire le premier article de la série : « Alan Turing rattrapé par son temps« . Vous trouverez aussi, dans les sources, deux vidéos particulièrement biens faites pour approfondir le sujet ; Premièrement, celle de E-penser et, ensuite, celle de Bernard Chazelle. Attention, cette dernière est particulièrement coton… Cela va de soi, on parle qu’en même d’un grand mathématicien, ce serait bien surprenant de pouvoir tout comprendre aussi facilement !

Si vous vous posez la deuxième question, la suite va vous plaire.


La curiosité : un héritage qui se transmet

Comme lui a réussi à décoder la machine Enigma (158 962 555 217 826 360 000 possibilités nom de dieu !), est-il possible aujourd’hui de déchiffrer les raisons qui ont motivé Alan Turing à ouvrir la voie avec autant de pertinence dans le domaine de l’intelligence artificielle ? J’ai envie de répondre « oui » et c’est bien ce concept qui m’intéresse : « l’envie d’avoir envie ».

Pour comprendre cela revenons-en au commencement.

Durant son enfance, Alan est un peu à part, voire même très curieux. En effet, il est plus du genre à s’inspirer de la beauté de la nature, de la forme d’une fleur par exemple, que du fameux croquet, jeu particulièrement prisé et apprécié des autres enfants contemporains.

L’étudiant est tellement amoureux par ce qu’il apprend à l’école qu’il fera tout pour suivre ses cours. Son assiduité est telle qu’il se fera remarquer à 13 ans en parcourant 90 km à vélo lors d’une grève des transports… badass.

L’hommage d’Alan

En 1927, le jeune Turing a 15 ans. Il se lie d’amitié avec un élève d’une autre classe âgé d’un an de plus que lui, Christopher Morcom. Les deux compères accordent le même vif intérêt pour les sciences.

Cependant, Christopher contracte la tuberculose et décède tragiquement en 1930, à 19 ans. Parallèlement, le brillant Morcom venait d’être admis à Cambridge, un an avant Turing qui, lui, n’avait pas eu les notes suffisantes.

« Maintenant que je reste seul, c’est à moi de m’en charger, je ne peux pas le décevoir : je dois y mettre autant d’énergie, sinon autant d’intérêt, que s’il était encore là. Si j’y parviens, je serai plus à même de jouir de sa compagnie qu’aujourd’hui. »

Alan Turing à sa mère en février 1930

Nous sommes d’accord, sa curiosité innée est profondément renforcée par cette mission qu’il s’était fixée après le décès de son ami. Alan Turing voulait faire tout ce que Christopher Morcom, son ami d’enfance disparu aurait pu faire au cours de sa vie.

Alan Turing poussé par ses pairs

À l’instar de l’inspiration qu’Alan Turing a pu trouver chez son ami Christopher Morcom, d’autres personnes ont aussi poussé Turing à aller de l’avant, sans cesse .

Quelques mathématiciens émérites et antérieurs à l’ère Turing avaient laissé plusieurs travaux inachevés. Bien entendu, ce dernier n’a pu s’empêcher de les aborder. La plupart du temps il les acheva en faisant preuve d’une certaine ingéniosité.

Par exemple, entre 1900 et 1928, David Hilbert, mathématicien allemand, considéré comme l’un des plus grand du XXs, laissa 3 questions à ses successeurs, ouvertes à tous les domaines mathématiques :

  • La complétude : « Toutes les vérités sont-elles démontrables ? » ;
  • La cohérence : « Un théorème peut-il prouver sa propre cohérence ? » ;
  • La décidabilité « Peut-on décider si un théorème est indémontrable ? ».

Ne restait plus qu’alors à répondre à chacune des ces questions dans chacun des domaines mathématiques.

La curiosité : L’envie d’avoir envie

Alfred Tarski, logicien et philosophe polonais né en 1901, s’attaque assez aisément au problème de décidabilité dans le domaine de la géométrie.

Kurt Godël, mathématicien autrichien, de 6 ans plus vieux qu’Alan Turing, s’est attaqué de son côté avec succès aux problèmes de complétude et de cohérence dans le domaine de l’arithmétique.

« On ne peut définir dans le langage de l’arithmétique la vérité des énoncés de ce langage.« 

Alfred Tarski

Comme si un travail laissé en suspens demandait irrésistiblement à être repris, Alan Turing lui non plus n’a pas résisté. Il a logiquement succédé à ses pairs. Ainsi, il prouve l’indécidabilité de l’arithmétique par le truchement de sa machine de Turing « universelle ». Par la même occasion, il réussit à apporter une nouvelle façon d’aborder les mathématique, plus proche du regard de l’ingénierie ; Mais ça c’est une autre histoire.

Alan Turing, comme la plupart des hommes curieux et des savants, hérite des travaux scientifiques passés, soit comme base de départ, soit comme objectif à atteindre.

En tous cas, il y a là une notion qui nous intéresse fortement chez Bossa Muffin : « l’envie d’avoir envie ».

Cas de force majeure

De prime abord, le dernier point parait évident ; Mais il n’est pas le plus aisé à accepter car il réside dans la notion de « volonté imposée ». En effet, il ne faut pas oublier que Turing est né durant la Première guerre mondiale. En cela, il avait 6 ans lors de l’armistice. Or, à cette âge là on est trop jeune pour se souvenir avec précision mais bien assez vieux pour comprendre et être durablement affecté. Alan Turing a, de fait, abordé la Seconde guerre mondiale avec l’oppression d’une ombre inquiétante motivant inconsciemment son esprit.

Lorsque les services secrets sont venus le chercher pour l’inviter à travailler à Bletchley Park, l’éventualité de contribuer à l’accélération de la fin de la guerre était probablement pour lui comme un moteur qui ne lui laissait pas d’autre choix. Et surtout, si ce ne fut pas lui, qui aurait bien pu le faire à sa place ? Alan Turing était programmé pour s’attaquer à la machine Enigma. In extenso, à ce moment-là, « devoir » et « curiosité » se sont très certainement confondus.


Alan Turing : une machine

En premier lieu, je vous ai rapidement brossé l’envergure de son oeuvre. Dans un second temps, j’ai pensé utile de m’attarder sur 3 points essentiels qui ont nourri la curiosité du chercheur. Désormais, il ne reste plus qu’à, selon moi, mettre en exergue les forces qui ont pu porter Alan Turing tout au long de son labeur.

En fait, je pense très personnellement que la base de ses procédés de travail est à l’équilibre entre 2 vecteurs : la curiosité et la nécessité. Effectivement, Alan Turing était par essence quelqu’un de curieux qui, par nécessité, avait besoin de prendre le contre pied de ce qui existait déjà ; changer d’angle, adopter un regard différent, essayer d’autres méthodes … tout en respectant l’héritage de ses prédécesseurs.

Intimement, je suis convaincu que c’est dans ce paradigme qu’il a réfléchi à chacun de ses problèmes rencontrés. Je vais donc tenter de respecter sa mémoire en prenant moi-même un niveau d’abstraction supérieur.

Partant, il est quasi certain que c’est avec cette approche qu’il pensait ses machines futuristes. Pour ainsi dire, voilà comment il souhaitait que ses machines fonctionnent : ingurgiter un tas de données connues afin de les utiliser différemment à chaque fois, jusqu’à trouver la meilleure solution possible dans le contexte proposé. Afin d’illustrer cela, et sans rabâcher mes propos précédent, prenons l’exemple de la machine de Turing.

Une machine simple

La machine de Turing « simple » est une sorte de petit train qui roule sur un rail. Le train embarque un certain nombre de personnes à chaque gare qu’il traverse. En fonction, il part dans telle ou telle autre direction, vers une autre gare. Par dessus tout, le train suit un schéma prédéfini.

Par là même, si le train récupère X personnes dans la gare nommée A, alors il continuera vers la gare suivante nommée B. Mais, si il récupère Y personnes alors il retournera à la gare précédente nommée C.

Néanmoins, le train n’embarque pas toujours tout le monde. Par conséquent, le nombre de voyageurs sur un quai de gare évolue à chaque passage du train.

Plus simplement, le train va réaliser un programme simple en fonction du nombre de passagers qu’il trouve sur sa route.

Une machine universelle

Maintenant, élevons ce train par la méthode « Turing ». Cette fois, le train doit être capable de choisir son itinéraire, son « programme », en fonction de ce qu’il trouve sur son chemin. Le train va alors interpréter le type de voyageurs pour décider comment les gérer. C’est le principe de la machine de Turing dite universelle. Ici, Turing ne s’est pas contenté du rez-de-chaussé, il a pris de la hauteur. Autrement dit, il a pris un niveau d’abstraction.

Vous voyez des lettres, Turing voit des mots ;

Si vous lisez des mots, Turing comprend des phrases ;

Alors que vous voyez les phrases, Turing analyse la syntaxe ;

Et enfin, vous lisez le texte quand Turing découvre la sémantique.

D’ailleurs, bien que sa machine soit purement conceptuelle et que la plupart des recherches scientifiques soit théorique, contrairement à son homologue Ludwig Wittgenstein, Alan Turing était très attaché à l’application. En ce sens, il a concrétisé son concept, pour un tout autre but que de simplement démontrer un théorème…

Cas concret

En effet, lorsqu’il s’est attaqué au problème Enigma, il a fait passer la cryptanalyse de l’état artisanal à l’état industriel. Grâce à ce que l’on peut considérer aujourd’hui comme l’ancêtre de l’ordinateur, il décryptait 1943 4000 messages par mois ; soit 2 messages par minute : une première pour l’époque. Certes, sa machine, baptisée « Bombe », n’aurait jamais pu elle-même se reprogrammer pour trouver le meilleur moyen de décrypter les messages en entrée, comme Turing l’imaginait avec sa machine universelle. Mais, une fois de plus il a démontré que les frontières sont très minces entre cryptologie, mathématiques, ingénierie, informatique et la vie réelle. Il suffit parfois d’oser les franchir. Il a observé son environnement. Puis il en a déduit des principes, l’essence. Ensuite, il modélise un concept. Enfin, il contextualise son modèle pour l’appliquer à un problème concret.

En somme, Alan Turing a su trouver un nouvel angle d’attaque inédit pour résoudre un problème que tout le monde pensait insolvable. Ce faisant, il est clair que sa curiosité, sa volonté et son audace sont à la base de sa réussite.


Alan Turing : conclusion inachevée

Pour résumer, la machine de Turing est par essence une machine curieuse qui ne peut s’empêcher de décoder et d’utiliser la ressource qu’on lui donne dans le but de la transformer. D’un autre côté, Turing est quelqun de curieux qui, avec audace, tout en s’inspirant de ce qu’il connait va chercher inexorablement à innover. On sait qu’Alan Turing s’inspire de son environnement car : « il part du principe que ce qu’un humain peut déduire est équivalent à ce qu’une machine peut déduire« , La Tragédie Turing, Jean Lassègue, les génies de la science n°29, le 30 novembre 1999. Finalement, pour lui la seule différence entre homme et machine, entre virtuel et réel, entre intelligence humaine et intelligence artificielle réside dans les postulats, les axiomes et non dans les procédures.

Ainsi, il se peut que pour imaginer de nouvelles machines et ce qu’aurait pu être leurs évolutions dans ce que l’intelligence artificielle a de plus fou, il se soit d’abord observé en cherchant à copier ce qui marche déjà plutôt bien : la machine humaine.

L’ADN de Turing comme héritage

Enfin, dans cette lignée, j’aime à croire que l’avenir de nos IA ait déjà été déterminée par ce qu’en aurait déjà décidé leur père : Alan Turing, pionner disparu trop tôt pour pouvoir nous en livrer sa vision complète. Actuellement, il nous manque peut être un cas de force majeur pour accélérer les choses. Mais nous continuons tant bien que mal sur la direction amorcée en 1950, avec cette fois ci des « axiomes technologiques » beaucoup plus puissants. Dès lors, achever son travail n’est plus qu’une question de temps, d’un peu de curiosité, de beaucoup d’audace et surtout, d’assez d’humilité.

Sources

Le Fossoyeur de Film feat. e-Penser (2015, 6 février). L’APRÈS-SÉANCE – Imitation Game. Consulté sur Youtube
Chazelle, B. (2014, 19 mars). Le genie interrompu d’Alan Turing [Conference]. Consulté sur Youtube
Le blob l’extra media, (2017, 5 décembre). La « bombe » de Turing : vers le décryptage industriel. Consulté sur Youtube

Lassègue, J. (1999, 30 novembre). La Tragédie Turing. Consulté sur https://www.pourlascience.fr/sd/histoire-sciences/la-tragedie-turing-2828.php